lundi 6 avril 2009

Roues de mémoire, Elise Florenty, CAC Delme, jusqu'au 10 mai 2009.

Pas un mot - ou presque - écrit par moi ne s'accorde à l'autre, j'entends les consonnes grincer les unes contres les autres avec un bruit de ferraille et les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d'Exposition. Mes doutes font cercle autour de chaque mot, je les vois avant le mot, allons donc ! le mot, je ne le vois pas du tout, je l'invente. Franz Kafka, Journal(1), le 15 décembre 1910.

Élise Florenty se consacre depuis plusieurs années à l'exploration opiniâtre des mécaniques du langage. Elle présente dans la synagogue de Delme une installation densément tissée où la littérature et la biographie de Kafka, l'art de la mémoire et la tradition de la kabbale viennent à se faire écho en une ronde imaginaire tourbillonnant autour d'une toupie centrale. On verra vite que ce dernier objet fait pivot de l'ensemble à plus d'un titre et que Kafka est son ange tutélaire.Mais c'est sur un geste (voire un coup) architectural que s'ouvre l'exposition:
le rez-de-chaussée de la synagogue - réservé aux hommes, seuls habilités à lire les textes sacrés en hébreu conformément aux préceptes de la liturgie juive - voit pour l'occasion son accès condamné et n'est plus visible que depuis le balcon, un espace destiné aux femmes auquel on accède par un escalier séparé. Ce balcon "profane", Élise Florenty se l'est donc littéralement réservé au point d'en faire l'espace de circulation quasi-exclusif de l'exposition: puisque les femmes, malgré leur association dans la prière, étaient contraintes à être spectatrices de l'Esprit, les spectateurs seront à leur tour cantonnés à la coursive et l'accès au lieu de l'Esprit empêché. Et l'artiste n'a pas manqué de dédoubler cet encerclement par une invitation à déambuler autour de la synagogue pour y trouver, scandée par les fenêtres du rez-de-chaussée, une phrase tirée du Journal de Kafka. Lui-même hanté dans sa littérature par l'héritage intensément fécond de la religion juive, Franz Kafka ne tarde pas, en effet, à faire son entrée dans l'exposition pour peu qu'on lève les yeux vers le trapèze d'Erstes Leid (Première peine)(2) une fois parvenu sur la coursive. L'œuvre, suspendue sous la coupole, évoque un premier récit dans lequel l'écrivain décrit un artiste de cirque qui avait "organisé sa vie de telle sorte qu'il pût rester sur son trapèze nuit et jour". Après quoi, Kafka ne cessera plus de réapparaître: de la nouvelle Joséphine la cantatrice et la bande sonore éponyme diffusant sur quatre haut-parleurs le sifflement étrange de toupies musicales, jusqu'à cette citation du Journal ("Mes doutes font cercle autour de chaque mot") visible seulement depuis l'extérieur au revers des palissades qui obstruent le rez-de-chaussée. Discrète pierre angulaire de l'exposition, ce fragment de huit mots est là pour nous rappeler que c'est toujours, dans le travail d'Elise Florenty, le langage en tant qu'il se matérialise qui constitue l'objet de recherche principal - que son versant tangible soit un dispositif architectural (la synagogue) ou l'organisation singulière de taches d'encre sur du papier relié (la littérature "mineure" (3) de Kafka). Comme souvent, il s'agira donc moins de contempler que de lire les divers "fragments narratifs" qu'Élise Florenty a assemblés, soit en tirant profit des fils multiples qu'elle a elle-même tendus entre les objets, leur structure et leur histoire, soit en se servant des siens propres pour les insérer dans les interstices du sens que l'artiste ne manque jamais de laisser çà et là entrouverts.

Gauthier Herrmann

(1) Franz Kafka, Journal, trad. Marthe Robert, éd. Grasset, Paris, 1954, p. 185
(2) Voir Franz Kafka, Premier Chagrin [première souffrance ou première peine], trad. Alexandre Vialatte, in Kafka, �uvres complètes, coll. La Pléiade, éd. Gallimard, Paris, 1980, p.637
(3) Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka - pour une littérature mineure, éd. de Minuit, Paris, 1975